Des interfaces magnétiques scrutées à l’atome près

Pour découvrir de nouveaux matériaux, on peut soit explorer les réserves d’une collection de minéraux pour voir ce que la Nature nous propose, soit en synthétiser à partir de nos idées sur le contrôle de leurs propriétés. Dans la seconde stratégie, un atout de taille est la possibilité de produire des matériaux artificiels par empilement de couches épaisses de quelques atomes. Dans ce cas, la matière située aux interfaces constitue une part significative de l’ensemble de sorte que les propriétés de ces matériaux artificiels sont dominées par leurs interfaces internes, malgré leur finesse. Mais que se passe-t-il au juste à ces interfaces ?

Dans le cas du magnétisme, les effets d’interface sont activement étudiés depuis plus de 40 ans, avec le développement des moyens de croissance de couches d’épaisseurs de quelques atomes. L‘exemple emblématique est celui de l’anisotropie magnétique d’interface, prédite en 1953 par Louis Néel (prix Nobel de physique 1970) et observée au début des années 1980. Cette énergie tend à aligner l’aimantation des couches selon la direction perpendiculaire au film magnétique, contrecarrant l’effet magnétostatique selon lequel une aiguille de fer s’aimante facilement selon son axe, et une tôle de fer dans son plan. D’autres propriétés magnétiques interfaciales ont été découvertes ensuite, nourrissant le développement de dispositifs magnétiques et donnant lieu à ce qu’on appelle maintenant l’électronique de spin. Parmi celles-ci, l’interaction magnétique dite de Dzyaloshinskii-Moriya (DMI) d’interface tend à ce que deux moments voisins forment un angle de 90 degrés, dans un plan et dans un sens fixés par le type de DMI et son signe. Cette interaction est en compétition directe avec la principale interaction magnétique – l’échange – qui rend parallèles les moments voisins. La DMI d’interface est généralement faible devant l’échange, ce qui explique qu’il a fallu attendre plus de 30 ans pour la voir mise en évidence dans les échantillons usuels de l’électronique de spin, alors qu’elle avait été prédite dès 1992 par Albert Fert.

Du point de vue de la structure, dès que des atomes B sont déposés sur une surface d’atomes A, l’interface B/A est formée. Mais de celui des électrons, combien faut-il de couches de B pour constituer l’interface avec ses propriétés spécifiques, et que se passe-t-il si l’épaisseur de A est elle-même réduite ? Une collaboration de physiciennes et physiciens de l’Université Paris-Saclay (Unité Mixte de Physique CNRS-Thales, équipes IDMAG et STEM du Laboratoire de Physique des Solides), en partenariat avec le centre de recherche de Jülich en Allemagne, a mené une étude détaillée et multi-techniques, y compris théorique, de l’effet du nombre de couches sur la DMI d’interface, ainsi que sur l’échange lui-même. Les échantillons (voir Figure) ont été fabriqués en faisant varier l’épaisseur moyenne des couches par pas de 0.1 nm, soit la moitié de la taille d’un atome de cobalt. La structure atomique et chimique des échantillons a été sondée par microscopie électronique en transmission, l’information chimique provenant des pertes d’énergie des électrons. Les propriétés magnétiques ont été essentiellement mesurées par spectroscopie inélastique des ondes de spin (diffusion Brillouin), avec un dispositif récemment installé au LPS grâce au soutien de l’Université Paris-Saclay, du CNRS, du laboratoire d’excellence NanoSaclay, et de la région Île-de-France.

Les résultats indiquent que, dans ces couches réalisées par pulvérisation cathodique, un seul plan de ruthénium suffit à constituer l’interface avec le cobalt, alors qu’il en faut deux lorsqu’il s’agit du platine. La différence se retrouve aussi dans les images structurales. Les calculs de structure électronique, alors qu’ils ont été menés pour des interfaces parfaites, confirment les deux distances différentes, et indiquent donc qu’il s’agit d’un effet intrinsèque. Ce travail ouvre des perspectives dans la synthèse de matériaux magnétiques à propriétés optimisées pour l’électronique de spin.

Figure. Le montage résume les résultats expérimentaux d’un empilement Pt/Ru/Co/Pt dans lequel l’épaisseur de ruthénium (Ru) a été variée, le couple Co/Pt étant connu pour donner une DMI d’interface très forte. Sur la gauche est figurée l’image en microscopie électronique à la résolution atomique, à sa droite en couleurs la concentration des atomes de platine (Pt) de cobalt (Co) et de ruthénium, pour une épaisseur de 0.9 nm de Ru. La courbe reproduite à droite montre l’évolution de la constante de DMI interfaciale en fonction de l’épaisseur de ruthénium. En l’absence de ruthénium la structure est symétrique et donc la DMI interfaciale attendue, pour une structure parfaite, est nulle. A mesure que la couche de ruthénium s’épaissit, on passe au cas Ru/Co/Pt qui est dissymétrique, avec une DMI d’interface non nulle et forte. Les mesures montrent qu’en une couche atomique de ruthénium la transition est réalisée.

Référence
Spatial extent of the Dzyaloshinskii-Moriya interaction at metallic interfaces
W. Legrand, Y. Sassi, F. Ajejas, S. Collin, L. Bocher, H. Jia, M. Hoffmann, B. Zimmermann, S. Blügel, N. Reyren, V. Cros, et A. Thiaville
Physical Review Materials, 2022, 6, 024408 (editor’s suggestion)
DOI : 10.1103/PhysRevMaterials.6.024408

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Laura Bocher
André Thiaville