Supprimer la précession dans les matériaux magnétiques pour accélérer leur dynamique

La précession magnétique — la rotation de l’aimantation autour de son orientation d’équilibre — semble un obstacle incontournable à des dispositifs magnétiques plus rapides. Désormais, des chercheurs du LPS ont montré que la précession magnétique peut être supprimée dans certains alliages magnétiques pour accélérer considérablement le changement de leur aimantation.

L’aimantation est un phénomène intimement lié à la rotation, présent dans des matériaux où les électrons des atomes ont un moment orbital total ou un spin total. Cela donne aux matériaux magnétiques un moment cinétique, tout comme une toupie ou tout autre objet qui tourne. Lorsqu’un couple est appliqué à un objet avec un moment cinétique, comme un champ magnétique pour commuter un aimant, ou le poids sur une toupie, l’axe de rotation de l’objet tourne longtemps autour de sa nouvelle direction d’équilibre avant de l’atteindre — ce qu’on appelle la précession. Ce phénomène peut être très utile : il maintient la toupie verticale, facilite la direction des vélos et est utilisé dans des dispositifs appelés gyroscopes pour maintenir un référentiel stable dans les satellites et les avions (voir figure 1). Mais la précession peut aussi être préjudiciable. L’écriture d’information sur un disque dur ou une puce MRAM implique de changer la direction de l’aimantation de petites régions dans un film magnétique, un processus qui est ralenti par la précession magnétique.

Figure 1. Précession du moment cinétique dans des objets en rotation : une toupie et un gyroscope à cardans comme ceux utilisés dans un indicateur d’assiette d’avion. https://fr.wikipedia.org/wiki/Horizon_artificiel

Dans cette étude, des chercheurs du LPS ont démontré expérimentalement qu’il est possible de supprimer la précession de matériaux magnétiques avec un moment angulaire net nul, permettant une manipulation rapide et efficace de l’aimantation. Pour cela, les chercheurs ont étudié une couche mince de GdFeCo, un alliage magnétique composé de gadolinium (Gd) et de fer avec un peu de cobalt (Fe85Co15). Dans cet alliage, les moments de Gd et de FeCo sont anti-alignés : lorsque l’aimantation de Gd est orientée vers le haut, l’aimantation de FeCo est orientée vers le bas (figure 2). Les moments angulaires du Gd et du FeCo sont opposés, et le moment angulaire net est la différence entre les deux. S’ils sont parfaitement équilibrés, le moment angulaire net de l’alliage est nul et la précession magnétique devrait être supprimée.

Pour détecter ce mouvement sans précession, les chercheurs ont décidé d’étudier la vitesse des parois de domaine poussées par le courant électrique. Une paroi de domaine est une très petite région, de seulement quelques nanomètres ; 1 nm = 10-9 m) qui sépare deux domaines d’aimantation uniforme (figure 2). Il peut être déplacé en appliquant des courants électriques. Fondamentalement, la vitesse de la paroi de domaine dépend de la précession : la paroi se déplace lentement (à environ 100 m/s) lorsque l’aimantation du film subit la précession et est beaucoup plus rapide (jusqu’à km/s) lorsque l’aimantation ne le subit pas. En utilisant une technique de microscopie optique basée sur la modification de la lumière polarisée par l’aimantation du film (« microscopie Kerr »), la position de la paroi a pu être déterminée. Les chercheurs ont ensuite appliqué de courtes impulsions de courant électrique (25 ns de long) et mesuré le déplacement de la paroi de domaine, puis ont calculé sa vitesse (voir figure 2).

Figure 2. Gauche : images de microscopie Kerr d’une paroi de domaine dans une piste GdFeCo prises après l’application d’impulsions de courant électrique. Les images ont été prises après des impulsions successives de 25 ns et montrent la paroi de domaine avançant à travers la piste à environ 400 m/s. Droite : vue schématique de côté d’une paroi de domaine dans un film magnétique GdFeCo. Les flèches bleues représentent la direction de l’aimantation du FeCo et les flèches rouges la direction de l’aimantation du Gd.

GdFeCo a également une propriété très utile pour cette étude : les amplitudes des deux moments angulaires opposés, celui du Gd et du FeCo, diminuent avec des taux différents avec la température. Ainsi, en changeant simplement la température de quelques degrés, il est possible de changer le moment net de l’alliage, et de passer d’un état avec un moment angulaire net à un état sans moment net (à la « température de compensation du moment angulaire »). C’est exactement ce que les chercheurs ont fait : ils ont mesuré la vitesse de la paroi à différentes températures et ont observé qu’elle était plus rapide à une température donnée. Pour prouver que cela était bien dû à une modification de la précession de l’aimantation de la paroi du domaine, les chercheurs ont appliqué un champ externe le long de la paroi de domaine. Ce champ était orienté de façon à faire tourner l’aimantation comme le ferait la précession. En examinant l’évolution de la vitesse avec le champ appliqué, on a déduit l’orientation exacte de l’aimantation (figure 3) montrant qu’il n’y a pas de précession lorsque les moments angulaires Gd et FeCo sont équilibrés !
Avec une aimantation sans précession, les dispositifs magnétiques pourraient être accélérés d’un ordre de grandeur. Le temps de commutation des MRAM pourrait être réduit de quelques ns à moins de 1 ns, et les vitesses des parois de domaine accélérées de 100s de m/s à quelques km/s, le tout sans exiger des courants plus élevés — exactement ce qu’il faut pour réaliser les dispositifs spintroniques rapides et énergétiquement efficaces de demain.

Figure 3. Détection de la précession magnétique en fonction de la température dans GdFeCo déduite de la variation de la vitesse de la paroi de domaine poussée par le courant (J) en présence d’un champ externe (H). Gauche : vue schématique de dessus de l’aimantation d’une paroi de domaine mobile. Lorsqu’il n’y a pas de précession, l’aimantation de la paroi reste horizontale et la vitesse est maximale. Si l’aimantation subit la précession, l’angle d’orientation de la paroi augmente. Comme la vitesse des parois poussées par le courant dans cette géométrie est proportionnelle au cosinus de cet angle, la vitesse est plus petite. Lorsqu’un champ externe est appliqué, l’orientation de la paroi change, ainsi que sa vitesse. À partir du changement de vitesse avec champ externe (tracé en haut à droite), l’angle d’orientation de la paroi peut être déduit (tracé en bas à droite).

Contact

Alexandra Mougin
João Sampaio

Référence

Measurement of the tilt of a moving domain wall shows precession-free dynamics in compensated ferrimagnets
E. Haltz, J. Sampaio, S. Krishnia, L. Berges, R. Weil & A. Mougin
Scientific Reports 10, 16292 (2020)
doi : 10.1038/s41598-020-73049-5