Réorientation d’une onde de densité de charge dans un système 2D sous traction biaxiale cryogénique

Les chercheurs et ingénieurs du Laboratoire de Physique des Solides (Unité Mixte de Recherche du CNRS et de l’Université Paris-Saclay) ont mis au point un dispositif inédit, capable d’appliquer des déformations mécaniques biaxiales à des matériaux bidimensionnels à des températures cryogéniques tout en sondant in-situ la déformation 3D du réseau atomique par diffraction des rayons X et les propriétés de transport électronique. Grâce à ce dispositif, ils ont pu mettre en évidence un comportement inédit d’électrons corrélés qui s’alignent sur la direction de traction mécanique, comportement qui est directement corrélé à la modification de symétrie de la structure atomique. Ils ont par ailleurs pu montrer que la température de transition vers cet état augmente de manière impressionnante de plus de 30 degrés ce qui ouvre des perspectives inédites sur la manipulation d’états électroniques dans les systèmes 2D par déformation mécanique.

Les matériaux bidimensionnels (2D) ont beaucoup attiré l’attention de la communauté scientifique en raison de leurs propriétés électroniques uniques liées aux effets quantiques, offrant de nombreuses applications potentielles. Contrairement aux matériaux tridimensionnels, ils permettent un contrôle flexible de leurs propriétés par des excitations mécaniques, électroniques, optiques et magnétiques. Leur structure lamellaire, composée de plans atomiques faiblement liés, engendre des propriétés anisotropes, influençant notamment la conduction électronique. Certains sont supraconducteurs, d’autres semi-conducteurs ou optoélectroniques, ouvrant la voie à des applications en électronique et photovoltaïque.
Cependant, le lien entre la manière dont les atomes s’ordonnent dans la matière et les propriétés électroniques qu’ils présentent n’est pas toujours bien compris, mais représente un enjeu certain pour le contrôle des propriétés électroniques par modification de la structure atomique.

Pour répondre à cette problématique, des chercheurs et ingénieurs du Laboratoire de Physique des Solides ont mis au point un dispositif de traction biaxiale unique en son genre, capable d’appliquer des déformations mécaniques à des composés 2D sur une large plage de températures (de -250°C à +100°C). Ce dispositif est conçu pour être compatible avec des mesures permettant de suivre les déformations atomiques de la structure (par diffraction des rayons X – DRX) ainsi que les propriétés électroniques (par des mesures de transport électronique), et ce, in situ au cours de la déformation.

Pour mettre en évidence le lien entre la structure atomique et les propriétés électroniques, les chercheurs du LPS, en collaboration avec l’Institut Pprime de Poitiers et l’Institut Néel de Grenoble, se sont penchés sur un matériau 2D, TbTe3, présentant des propriétés intrinsèques particulièrement remarquables.

Dans son état de base, ce système est composé d’un empilement de plans 2D faiblement liés entre eux dans la direction de l’empilement (liaisons de type Van der Waals) qui ont une structure presque (mais pas !) carrée dans les plans, avec un écart relatif de seulement 0,2 % entre les longueurs des deux côtés a et c du carré – avec c légèrement supérieur à a. Cependant, du point de vue des propriétés électroniques, les électrons se comportent de manière très différente selon les directions principales dans le plan. À température ambiante, la densité des électrons est modulée spatialement dans la direction c, suivant laquelle les atomes sont les plus espacés, mais pas dans la direction a perpendiculaire. Cette phase modulée est appelée Onde de Densité de Charge (ODC).

Grâce au dispositif de traction biaxiale développé, les chercheurs du consortium ont pu altérer la structure atomique dans les plans, lui conférant d’abord une géométrie carrée (a=c) en appliquant un allongement suivant a, puis rectangulaire avec une inversion de la direction d’anisotropie (a>c). En combinant les mesures de DRX et de transport électronique, ils ont observé que la modulation de l’ODC changeait d’orientation et apparaissait progressivement dans la direction de traction, avec une coexistence des deux lorsque a = c. Ils ont ainsi démontré que la symétrie de la structure atomique dans les plans a un impact direct sur la symétrie des propriétés électroniques.

Figure1 : A l’état naturel, la structure de TbTe3 est anisotrope, avec c > a, et une seule une ODC orientée suivant l’axe c existe (gauche). Lorsque la structure est déformée mécaniquement de telle sorte que a = c, on observe une coexistence des deux ODC, suivant les deux directions perpendiculaires a et c (centre). Lorsque le rapport c/a est inversé et que c < a, seule l’ODC suivant a subsiste (droite).

Par ailleurs, ils ont pu constater que la température à laquelle l’ODC apparaît augmente de plus de 30 degrés sous déformation mécanique, alors que l’amplitude des ODC formées sous traction reste parfaitement stable. Cette découverte remet en question les modèles théoriques actuels sur les ODC. Cette augmentation significative de la température de transition ouvre des perspectives très prometteuses pour l’étude d’autres phases électroniques dans les systèmes 2D, notamment la supraconductivité.

Cette méthodologie novatrice représente une avancée significative pour l’exploration de phénomènes d’ordre électronique qui coexistent ou entrent en compétition au sein de la matière condensée. En permettant la manipulation précise de la structure atomique et la modulation des propriétés électroniques à l’échelle microscopique, elle offre une perspective inédite pour sonder les mécanismes sous-jacents à ces phénomènes complexes. Cette approche prometteuse ouvre ainsi de nouvelles perspectives pour la compréhension fondamentale de la physique des matériaux et pour le développement de dispositifs électroniques et quantiques innovants.

Ces travaux de recherche ont été publiés dans la revue scientifique “Nature Communications”.


Contributeur.ices

A. Gallo-Frantz, A. A. Sinchenko, D. Ghoneim, L. Ortega, D. Le Bolloc’h, V.L.R. Jacques (Équipe LUTECE, Laboratoire de Physique des Solides, UMR8502 Université Paris-Saclay, CNRS)
P. Godard, P.-O. Renault (Institut Pprime, CNRS-Université de Poitiers-ENSMA, 86962, Futuroscope-Chasseneuil Cedex, France)
A. Hadj-Azzem, J. E. Lorenzo, P. Monceau (Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble INP, Institut Néel, 38000, Grenoble, France)
P.D. Grigoriev (L. D. Landau Institute for Theoretical Physics, Chernogolovka, Moscow Region, 142432, Russia / National University of Science and Technology ‘MISiS’, 119049, Moscow, Russia)
D. Thiaudière (Synchrotron SOLEIL, L’Orme des Merisiers, 91190, Saint-Aubin, France)
E. Bellec (CEA Grenoble, IRIG, MEM, NRS, 17 rue des Martyrs, F-38000, Grenoble, France)

Financements

Ce projet a reçu le soutien de l’ANR (contrats ANR-21-CE30-0055 et ANR-18-CE92-0014-03).

Références 

A. Gallo–Frantz, V. L. R. Jacques, A. A. Sinchenko, D. Ghoneim, L. Ortega, P. Godard, P.-O. Renault, A. Hadj-Azzem, J. E. Lorenzo, P. Monceau, D. Thiaudière, P. D. Grigoriev, E. Bellec, D. Le Bolloc’h
Nature Communications 15, 3667 (2024) https://doi.org/10.1038/s41467-024-47626-5

Contacts

Vincent Jacques – vincent.jacques@universite-paris-saclay.fr